Journal de Jane Steward - Partie 14 -

 

J'ouvrais les yeux avec difficulté. Le soleil était haut dans le ciel, et j'entendais la mer à proximité, les vagues clapotaient sur le sable. J'avais atrocement mal à la tête.

Ou pouvais-je bien être ?

Je ne reconnaissais pas l'endroit dans lequel je me trouvais. Au loin, je voyais la mer à perte de vue, et du sable comme si il s'agissait d'une île. 

Soudain une femme apparue devant moi comme sortie de nulle part : à moins qu'elle n'ait été déjà là à mes côtés et que je n'y ais pas pris garde ?

Elle était silencieuse et me détaillait des pieds à la tête, elle semblait ronchonner.

Je me relevais avec difficulté, mon corps semblait meurtri de toute part, j'avais mal au dos, j'avais froid et je me sentais sale : ma robe de soirée était trempée et froisée.

"Vous semblez perdue" me dit soudain la femme "Puis-je vous aider ?"

Perdue. Cette vieille femme ne pouvait pas mieux dire. Je ne répondais pas. Je ne pouvais pas.

"Je m'appelle Emma Redstone. Et vous ? "

Et moi. C'était une bonne question. Seulement, j'étais incapable de lui donner une réponse.

Après un long moment, je pris mon courage à deux mains pour lui dire :

"Excusez-moi, je ne sais pas." Ma voix était sans timbre. "Je ne sais pas qui je suis..."

La vieille dame sembla me regarder d'une façon étrange.

"Allons ma fille, vue ta robe, t'as dernière soirée a dû être bien arrosée... Ca va te revenir..."

Elle me détailla encore en silence, elle semblait avoir du mal à me croire. Nous restâmes silencieuses un petit moment jusqu'à ce que je sois prise d'un étourdissement.

"Dis donc, ma fille, t'es toute pâle..."

Je ne répondais pas. La vieille femme me dévisageait d'un nouvel air, elle posa une main réconfortante sur mon bras :

"Allez, ne t'inquiète pas. Je vais t'aider jusqu'à ce que tu retrouves tes esprits. Tu vois j'habite seule sur cette île, ma maison est plus haut, là-bas. Tu veux t'y reposer un peu ? Boire ? Manger ?"

Boire. Manger. Oui. Je crois que je ressentais la faim et la soif. J'hochais positivement la tête. Mais je n'arrivais plus à parler.

"Allez, Ma Belle, ne t'inquiète pas... Je reçois pas beaucoup de visite ici car je ne suis pas vraiment sociable mais je vais faire un effort pour toi, tu m'as l'air vraiment trop perdue pour que je te laisse ici seule..."

Elle dût me tirer par le bras pour me faire avancer car je n'arrivais pas à faire un pas. 

"As-tu perdu aussi ta capacité à marcher ? Allons, Ma Belle. Tu exagères !" 

Elle sembla s'amuser de mon état comme si elle voulait malgré elle me mettre à l'aise. Je lui souris et enfin je la suivais.

Sa maison était plus en hauteur, au milieu de l'île, cachée par une luxuriante végétation. Je grimpais l'escalier tout en me tenant à la rembarde sous le regard de mon bon samaritain. 

"N'aies pas peur, entre. Va dans la cuisine, ouvre le frigo et prend ce qui te fais envie, ne te gêne pas...."

Elle me guida jusqu'à une cuisine pratique et m'ouvrit, en grand, le réfrigérateur.

"Va-y sers toi... je vais en haut te chercher des affaires..." Elle fit une pause comme pour cacher son chagrin "J'ai des vieilles frusques qui appartenaient à ma fille, tu vas pouvoir prendre un bon bain, te réchauffer et mettre des vêtements secs ensuite nous irons en ville. Quelqu'un doit bien être à ta recherche ?"

Je levais les sourcils à sa remarque et je lui souriais. Elle avait certainement raison, quelqu'un devait me chercher.

Plus détendue, je m'approchais du réfrigérateur à mon tour, scrutant l'intérieur. Je faisais comme elle me l'avait dit selon mes envies car certaines denrées me levaient le coeur sans que je ne sâche pourquoi .

"Vous voulez quelque chose ?" Lui demandais-je spontanément. 

Je pris de quoi faire des gauffres, j'avais soudain faim.

Elle me sourit.

"Et bien puisque tu me le demandes, je veux bien. Cela fait longtemps que je n'ai pas mangé de vrais plats cuisinés. Mon petit doigt me dit que tu as l'air d'être une bonne cuisinière..."

A mon air, elle comprit que j'avais l'air d'en douter... De nouveau, je me retrouvais face à un autre questionnement : savais-je cuisiner ? Cela non plus, je n'en avais aucun souvenir.

Tandis que j'entendais Emma monter à l'étage, je me lançais dans la réalisation de la pâte à gauffre, et, elle avait raison, je savais au moins faire cela. 

J'ouvrais le four pour y mettre mon plat, plus que quelques minutes et enfin, je pourrais faire taire mon ventre qui criait famine.

Nous ne tardâmes pas à passer à table et nous mangâmes sans rien dire. Emma semblait prôner l'art du silence, et je respectais ses habitudes. Finalement, je ressentais le même besoin : peut-être vivais-je seule en fin de compte ?

Emma me félicita pour ma cuisine et je la remerciais d'un sourire. Tandis que je terminais, elle me rappela :

"Ma chambre est en haut, tu peux y aller tranquille, j'ai laissé les affaires de ma fille sur le lit escamotable. Prend une douche, change-toi et prend le temps que tu as besoin... Repose-toi si tu veux..."

Emma se leva pour débarrasser.

"Je serai dans le jardin ou à l'extérieur. J'aime ramasser des plantes et tout un tas de petites bricoles pour faire mes expériences. Je suis comme les gens disent "une sorcière". J'espère que cela ne te fait pas peur ?"

Elle gloussa de son effet de surprise mais je restais le visage sans expression et hochais juste la tête par la négative.

"L'île est petite, si tu me cherches... ne t'inquiète pas, tu me retrouveras..."

Puis elle me laissa de nouveau seule sans attendre de réponse.

J'appréciais son caractère solitaire qui laissait au mien la même latitude, je sortais de la cuisine pour monter aussitôt dans sa chambre. J'avais hâte de me retrouver seule.

Comme j'avais hâte de me débarasser de ma robe, de la mettre au sale comme si ce simple geste effacerait tout ce qui s'était passé avant et dont je n'avais pas le souvenir...

Le grand miroir de la salle de bain m'attira : ainsi voilà à quoi je ressemblais... Comme c'était étrange de se regarder comme si c'était la première fois... Mes cheveux étaient auburn presque rouge, mes yeux bleu-vert, j'avais un nez droit, des tâches de rousseur, un unique grain de beauté sur le coin de ma bouche, et un visage et un corps assez fin. Je devais bien avoir vingt ans ou un peu plus.

Tiens... je relevais rapidement mes cheveux en faisant un chignon, j'avais une marque étrange sur le cou, une marque noire en forme de V. Qu'est-ce que cela signifiait ? Et est-ce Emma l'avait vue ? Je me dirigeais vers la douche : peut-être était-ce un tatouage qui partirait au contact de l'eau ?

Cette sensation de fraîcheur sur ma peau m'apporta comme une douche purificatrice et une relaxation intense, j'oubliais presque cette marque que j'avais : non, j'avais beau frotter, elle ne partait pas...

Je m'habillais avec les vêtements que m'avaient laissés Emma et décidais de faire une sieste, peut-être que ma mémoire reviendrait... 

Je m'endormais assez rapidement, j'étais complétement exténuée...

Je fis un rêve étrange : Je courais inlassablement au bord d'un grand lac couvert de brume, toujours et toujours comme si ma vie en dépendait ...

Jusqu'à ce que je sois arrêtée finalement par quelqu'un... Je ne distinguais pas son visage malgré la pleine lune, mais il s'agissait d'un homme. Il avait des cheveux noirs très longs... il portait une redingote de couleur noire à grosses boucles argentées, de grandes et hautes bottes noires bien lustrées. A sa vue, mon coeur se mit à battre la chamade et ma respiration s'accéléra malgré moi. L'impression était si forte que je me réveillai soudain en sursaut.

Quelle drôle de sensation. 

Je me dépêchais de rejoindre Emma comme elle l'avait dit, elle était dehors, et elle fut contente de me retrouver.

Après une conversation sur nos goûts respectifs, elle me proposa de prendre son bâteau à voile pour rejoindre l'île principale et aller en ville. Même si j'avais beaucoup d'appréhension de me retrouver en zone civilisée, je devais lutter contre ma peur et peut-être espérer en savoir un peu plus sur ce qui m'était arrivé.

Nous prîmes le bâteau et Emma m'indiqua la direction à suivre.

Après une bonne vingtaine de minutes, nous pûmes débarquer sur une plage et suivre un petit chemin de sable pour rejoindre la route en direction de l'hôtel de ville. 

La ville était agréable et bourgeoise, l'hôtel de ville avait l'air d'un palais, il était entouré de plusieurs fontaines et de hauts palmiers, d'arbustes multicolores et très odorants.

Cette ville avait tout l'air d'un petit paradis, et d'un hâvre de paix pour les touristes.

Vivais-je ici ? Quelque chose en moi me disait que non... 

J'entrais dans le hall principal de l'hôtel de ville.

Emma m'indiqua que le poste de Police se trouvait dans l'aile gauche du bâtiment, elle me prit par le bras sentant que j'étais de plus en plus mal à l'aise.

"Allons, ma fille, tu n'as pas l'air d'une criminelle... Ne t'inquiètes pas, je vais poser les questions pour toi..."

Effectivement, Emma se chargea de tout mais sans grand résultat. Personne ne semblait avoir déposé un avis de recherche me concernant. J'étais bel et bien inconnue. Isla Paradiso - c'était le nom de la ville ou je me trouvais - ne me comptait ni dans ses habitants, ni dans ses touristes égarés. 

A ma mine attristée, Emma m'attrapa par l'épaule :

"Allons Jane Doe ! Tu ne dois plus que compter sur toi maintenant ta mémoire va te revenir, c'est inévitable...."

"Oui mais quand Emma, quand ?" larmoyais-je soudain.

Ce nom Jane Doe était désormais le mien, c'était sous ce patronyme que les policiers avaient ouvert un dossier pour y noter le peu de chose que je savais.

Emma fit mine de pas entendre mes lamentations, et elle m'entraina à l'extérieur du bâtiment. 

"Allons à l'hôpital, Jane. Voyons si là-bas, ils peuvent t'aider..."

"Pourquoi pas, Emma. Pourquoi pas..." dis-je résolue à bouder.

Nous arrivâmes devant l'hôpital d'Isla Paradiso, et nous entrâmes sans hésiter. Je fus assez bien accueillie grâce à Emma (elle connaissait presque tout le monde sur l'île) mais de nouveau, je n'obtins rien : Personne ne cherchait une jeune femme de mon âge.

Un médecin me prit en charge pour m'ausculter et faire une série d'analyse en raison de ce qui m'était arrivé et surtout de mon amnésie.

Ce fut Emma qui, considérée comme mon ainée et ma seule connaissance, reçut les résultats. Elle afficha un grand sourire et posa sa main sur mon bras, avant de me dire gentillement :

"Il est temps de partir, il est tard, on dirait... nous en reparlerons à la maison, tu veux bien, Jane ?" Elle remercia le docteur pendant qu'elle ramassait tous les papiers dans son sac. "Viens, Jane, rentrons..." Elle me prit gentillement par la main et me poussa comme à son habitude à l'extérieur du cabinet.

Que pouvais-je faire d'autre sinon la suivre ? Je me sentis soudain prise par une grande détresse qui enfla dans ma poitrine me laissant échapper un sanglot.

"Viens, Jane. Ce soir, je vais te préparer le meilleur Chili Con Carne du monde, tu m'en diras des nouvelles et tu verras celui-là tu ne pourras jamais l'oublier..."

Mon sanglot se transforma en un petit rire cristallin uni à celui de la charmante vieille dame. Puisse-t'elle dire la vérité ! pensais-je en moi-même. Puisse-t'elle dire la vérité...

Nous rentrâmes donc chez elle en prenant le petit bateau comme nous l'avions fait pour l'aller : sentir le vent fouetter ma peau et clapoter dans la voile me redonna un regain. Je m'étais jamais sentie aussi fragile psychologiquement : tantôt abattue et tantôt revigorée. Les analyses montreraient sans doute que je manquais de magnésium.

La faim me tenailla tout le long du voyage à ma grande surprise, était-ce à cause de l'annonce d'Emma quant au bon plat qu'elle s'apprêtait à faire ? 

En tout cas, bien malgré moi, un haut le coeur incontrôlable me noua l'estomac. Pourtant je n'avais jamais été sensible au roulis. Incapable de m'excuser, je bondis hors du petit voilier, la main sur la bouche, dévala la dune et entra comme une furie dans la maison, gravit les escaliers deux à deux jusqu'à la salle de bain.

Emma m'attendait à la sortie de la chambre. Elle cherchait encore des affaires dans sa commode.

"Il ne faut pas que tu attrapes froid maintenant, Jane. Mets cette veste et enfile un pantalon chaud, tu dois faire attention maintenant..."

Je m'habillais en silence pendant qu'Emma m'attendait dans la cuisine. Sa phrase m'avait troublée. Pourquoi devrais-je faire attention maintenant ? 

"Emma ?" demandais-je doucement.

"Pas maintenant, Jane. Mets la table s'il te plait, nous parlerons au repas si tu veux bien..."

Mais le repas fut intensément silencieux. Emma était-elle fâchée ? 

"Ouch !!!" fit soudain la vieille dame en sortant de table :  "je crois que je n'ai pas lésiné sur la dose d'épice... Tout cela me rend excessivement maladroite... toutes ses émotions ne sont pas pour moi... je suis bien trop vieille..."

Elle ronchonna jusqu'à la cuisine, prise d'une grosse quinte de toux, apparemment quelque chose n'arrivait pas à passer. Mais quoi ? 

Après un moment, Emma m'annonça de but en blanc :

"Jane, les résultats des analyses que tu as faites à l'hôpital ont montrées que tu étais... enceinte...  "

"Enceinte !" répétais-je prise de panique. "Mais c'est impossible... Ais-je été..."

"Non, Jane. Les médecins m'ont assurés que cela n'a pas été le cas... tout était normal... Tu n'as rien à craindre là-desssus... Pour le reste... c'est la vérité, Jane. Je... je suis désolée... de te l'annoncer comme çà...  mais il faudra que tu t'y fasses et vite..."

"M'y faire ? Mais je suis trop jeune... je... comment cela a pu être possible ?" bégayais-je.

"Jane... si tu veux un conseil... vis le moment présent...  Même si tu te souviens de rien de ton passé, le bébé est là, c'est un fait ... Quoique tu puisses dire, il ne s'est pas fait tout seul... "

Je rougis jusqu'aux oreilles. 

"Donc il va falloir l'assumer... Je regrette de te rappeler que tu vas devoir le faire seule pour l'instant... puisque tu ne te rappelles plus qui est son père... mais chaque chose en son temps..."

Avec douceur, elle posa une main large sur mon ventre :

"Tu as là dans ton ventre, la plus grande richesse que la nature nous ait donné d'avoir à nous les femmes, Jane. Maintenant tu vas prendre soin de toi, pour prendre soin de l'enfant que tu portes... et le reste n'a franchement pas d'importance pour l'instant..."

"Qu'en penses-tu, Jane ?" me dit-elle en ouvrant ses bras en grand puis en me serrant contre elle.

"J'espère, Emma, j'espère vraiment que tu ne te trompes pas..." 

Emma me saisit les mains avec force :

"Je suis sûre de ce que je vois et de ce que je sens, Jane. Je suis incapable de penser que tu as pu faire cet enfant sans amour..."

Elle me regarda fixement avant d'ajouter :

"Et, toi Jane, penses-tu au fond de ton coeur que tu aurais été capable de faire un enfant sans amour ?"

Je m'interrogeais soudain intérieurement posant mes mains sur mon ventre. Emma avait raison, je sentais en mon fort intérieur que j'aurai été incapable de m'unir à quelqu'un sans avoir éprouvé au moins de l'amour pour cette personne. Mon coeur se remplit de joie.

Emma avait raison, la seule chose qui devait m'importer, c'était prendre soin de moi et de l'enfant qui était dans mon ventre, et le reste n'avait pas d'importance.

Au moins, il me restait une chose de mon passé : cet enfant, preuve de l'amour que j'avais donné à quelqu'un.  

A SUIVRE