Journal de Jane Steward - Partie 26 -
Je ne savais pas où je me trouvais.
Une plaine s'étalait devant moi couverte d'une neige épaisse et brillante.
Au loin, je pouvais voir les ombres de toutes petites maisons en bois serrées les unes aux autres comme si chacune d'elles se soutenaient bravant l'hiver.
Plus loin encore presque prêtes à toucher le ciel se dessinaient de solides montagnes aux sommets lourds et blancs.
Je dévalais le petit chemin de pierres aussi légère que le vent tout en tournoyant sur moi-même et en sautillant. Je n'avais pas froid malgré mes pieds tout juste chaussés.
J'avais hâte de rentrer à la maison.
En contrebas, au bout de la pente rocailleuse, je voyais des charettes en bois aux lourdes roues cerclées de fer rangées dans la cour pour l'hiver.
Je distinguais aussi des silhouettes agglutinées autour de feux de fortune. Des ballots de foin comme oubliés dans la cour, formaient des abris de fortune contre le vent et le froid pour les hommes et pour les animaux .
Maman : une jolie femme au doux regard d'émeraude. Papa : un homme tout en hauteur aux yeux noirs et à la petite barbiche gelée. Mes frères et mes sœurs : des petits enfants malingres aux cheveux roux hirsutes reconnaissables par leurs joues et leurs mains rougies par le froid.
Leurs rires, leurs paroles, leur bonne humeur me parvenaient d'où j'étais et mon cœur se réchauffait de les rejoindre. J'avais trouvé du petit bois pour le feu du soir auprès duquel nous allions nous réchauffer autour d'un bol de lait de chèvre tout juste trait.
J'accélérais mon pas car le soleil descendait dans le ciel emmenant la nuit avec lui.
J'étais à quelques pas du hameau maintenant, la neige craquait sous mes pas, elle était lourde et épaisse.
Je fus surprise de voir un étranger dans la cour : un homme venu de nulle part habillé d'acier et de cuir qui semblait glisser sur le sol. Il avançait de cette démarche étrange les mains nues et les cheveux longs et noirs flottant sur ses épaules.
Tout le monde avait suspendu ce qu'ils avaient à faire pour suivre cette approche inaccoutumée.
Puis ce fut un véritable cauchemar.
Des hurlements martelèrent la vallée au rythme de la cavale infernale que le monstre effectuait de corps en corps massacrant gorge après gorge, brisant cous et membres sans aucune différence qu'ils soient adultes ou enfants comme si ils avaient été de simples fétus de paille soufflés par le vent.
Sans répit ni une once de remord, l'étranger écumait la cour tel un pirate assoiffé de pillages cherchant toujours plus pour satisfaire son appétit vorace.
Je le regardais passer d'un corps à l'autre et étreindre ses proies comme des marionnettes qu'ils plaquaient contre lui avec détermination, fondant sur leurs gorges pour les leurs arracher d'un seul coup de mâchoire pour ensuite les laisser tomber à terre avec indolence et sans la moindre compassion.
J'étais tétanisée par sa violence : mais pourquoi n'arrivais-je pas à m'enfuir ! Mes pieds semblaient s'être accrochés au sol, prisonniers d'une lourdeur étrange que tout le monde semblait ressentir.
Finalement se sentant observé, le démon se retourna à quelques mètres de moi, il soufflait tel un animal enragé comme si il était agacé d'avoir été dérangé, ses yeux rouges ardents flamboyaient dans la nuit et il me fixait avec rage prêt à bondir.
Maman. Papa !
La colère m'envahit et je me mis à courir vers lui, les mains en avant, des larmes roulant sur mes joues brûlantes. Je le heurtais de plein fouet de toute ma petite force, cognant mes poings dans son ventre en pierre, frappant mes pieds à ses jambes en roc. Il était inébranlable.
Maman ! Ma mère était couchée à ses pieds, égorgée.
Son sourire ironique me glaça d'un seul coup et mon souffle fut coupé lorsqu'il me saisit à la gorge de sa seule main tendue.
"Petite insouciante !" lâcha-t'il en desserrant ses doigts alors que je commençais à étouffer. Je continuais à me débattre lançant mes pieds en avant, griffant, mordant tout ce que je pouvais, ignorant la douleur. Mais rien n'y faisait. Le regard était fixe, implacable, meurtrier. Mais pourquoi ne me tuait-il pas comme les autres ?
Au lieu de cela, son regard brûlant s'attardait sur moi avec insistance et questionnement.
Puis tout à coup alors que je ne m'y attendais plus, il me colla à lui tout en ouvrant la bouche pour me saisir la gorge à une vitesse incroyable et avec une dextérité démoniaque, dans la même fraction de seconde, celle ou je fermais les yeux prête à mourir, il me relâcha durement pour me reposer à terre et m'écarter de lui.
"Ce n'est pas ton heure, Enfant." semblais-je l'entendre me murmurer. "Profite de ta chance, Aujourd'hui et sauve-toi avant que je ne change d'avis !"
"Jamais je ne vous aurais fait de mal, vous le savez." murmurait, au-dessus de moi, une voix lointaine.
Je crus entrouvrir les yeux, j'étais entre rêve et réalité.
Il était à côté de moi, tel que je l'avais toujours connu : magnifiquement beau et follement attirant.
Il me souriait étrangement avec un regard presque inquiet : avait-il peur que je le rejette ?
"Doutiez-vous vraiment que ce soit vrai, Jane." murmura t'il "Aviez-vous besoin de vous faire revivre tout cela ?"
Il m'attira dans ses bras.
"Vous n'auriez pas dû prendre cette potion deux fois. Vous êtes tellement insouciante, parfois."
J'étais si heureuse de le savoir près de moi que je me calais tout contre lui, installant ma tête au creux de son épaule. Je me sentais si bien à ses côtés. Peu importe mon rêve, j'avais l'impression qu'il appartenait à une autre vie qui n'était plus la mienne.
Il continuait à me parler avec une envoûtante douceur :
"Je sais que vous ne vous souviendrez pas de tout ceci Jane. Je le regrette d'avance. Vous auriez pu voir combien je..."
Il ne fut incapable de dire un mot de plus et je le sentais troublé pour la première fois.
"Plus rien n'a d'importance" poursuivit-il soudain le regard passionné "Je vais voler votre âme, une nouvelle fois et l'amener jusqu'à moi, Jane, pour mon propre plaisir puisque je ne suis qu'un monstre à vos yeux."
J'aurais voulu réfuter ses propos mais il ne m'en laissa pas le temps. Il m'attira contre lui pour m'embrasser fougueusement.
"Je me moque d'affronter votre courroux" me susurra-t'il tout contre ma bouche ouverte "Je vous ai tout à moi pendant ces huit heures. Enfin. Et Rien ne m'importe plus..."
"Comme j'aime quand vous perdez tout votre raison, Jane. Que votre âme suit votre simple instinct. Que vous me rejoigniez envers et contre vous."
Il pressa son corps contre le mien d'une manière explicite qui m'enflamma toute entière.
"Si seulement cet instant pouvait durer l'éternité, Jane. Si seulement..."
Je fus enveloppée d'une intense chaleur qui m'irradia tout le corps dans un langoureux alanguissement et je m'y plongeais corps et âme le laissant mener la danse pour un moment qui me sembla durer infiniment.
Je me réveillais la bouche pâteuse. J'avais dormi plus de huit heures et j'en étais presque heureuse. Je me traînais vers le miroir comme si au fond de moi je savais que quelque chose avait changé.
Mes cheveux avaient cette fois complètement blanchi, mon corps restait encore celui d'une jeune femme mais j'avais l'impression d'être passée sous un rouleau compresseur tant mon corps était meurtri.
A cet instant précis, je savais qu'il avait contrairement à moi, gagné une cure de jouvence. Je n'osais me tourner vers lui. Je savais que son physique ne m'aiderait pas à m'éloigner de lui, bien au contraire.
Je sentais qu'il était toujours là, lascivement accoudé à la porte, à attendre. Je sentais son regard de braise sur moi et je frissonnais sous son appel muet. Il le savait.
"Comment va, ma Princesse" ronronnait-il mielleux. "A-t'elle bien dormie ?"
Je le juchais sans lui répondre me détournant de lui. Je tentais de réfléchir mais la lancinante douleur qui vrillait mon cou m'en empêchait. C'était comme si elle battait au rythme de ses respirations me laissant de plus en plus pantelante. Je me sentais irrésistiblement attirée à lui, et il en avait parfaitement conscience car il se tortillait à son tour comme pour m'appeler.
Je tentais d'avancer vers mon chaudron afin de préparer une autre potion d'endormissement, mais il m'en empêcha mentalement.
Je m'apercevais que plus les jours passaient et plus sa force psychique augmentait me contraignant à glisser de plus en plus vers lui pour satisfaire ses désirs.
Il en jouait.
"N'oublies pas que les heures tournent, Jane. Il est temps de faire ton choix. Y as-tu pensé au moins ?"
Je me collais contre la bibliothèque tentant de résister à son appel, mais malgré moi mes pieds glissaient et n'accrochaient pas le sol.
Je me sentais prise à la gorge comme si une corde m'attirait irrémédiablement à lui. Il était maintenant à quelques mètres de moi et sa force était extrêmement persuasive et implacable et elle ne souffrait aucune résistance de ma part.
"Viens à moi, Jane." martelait sa voix "Ne résiste pas. Cela m'ennuyerait de le faire par la force alors que tu peux en avoir la simple volonté..."
Il me raillait encore comme si cela ne lui suffisait pas de savoir que tout mon corps était incapable de lui résister, il en appelait jusqu'à ma conscience, pour qu'enfin je lui appartienne toute entière.
Je cédais trop épuisée du combat que je menais contre lui.
Il sembla lui aussi se détendre et relâcher la pression qu'il me forçait à supporter.
Sa voix était douce et envoûtante.
"Alors qu'est-ce qui te plairait le plus ? Désires-tu devenir une simple servante ou une voluptueuse succube ? Choisis."
J'étais incapable de répondre : pas encore. Il semblait en être amusé.
"Tu as bien compris la différence, Jane ?" insistait-il.
Il fixa mon regard au mien mi-compréhensif, mi-moqueur :
"Si j'étais toi, je choisirais la succube, elle a vraiment plus d'avantage à t'offrir. Qu'en penses-tu, Jane."
Je souffrais de sa proximité et de retrouver ses traits si familiers qui faisait fondre mes bonnes résolutions.
Il le sentait, voilà qu'il susurrait à présent, mielleux :
"A moins que tu choisisses d'être ma Reine, Jane."
Mon corps se raidissait. J'étais à un mètre de lui et je me sentais complètement possédée, incapable de résister. Je détournais le regard :
"Votre Reine ? Je pense avoir déjà été claire. Je ne veux pas être une vampire, ni une servante ni une succube. Cela ne vous donne guère de choix."
Il me regarda avec un grand sourire tout en conservant une expression carnassière qui me fit frisonner des pieds à la tête.
"Tu comptes donc sur ma grandeur d'âme pour que je te laisse partir sans contre-partie ? Tu rêves."
Il me tourna le dos me dédaignant étrangement. Le silence était pesant entre nous me mettant mal à l'aise.
Sans bouger, fixant le sol, les bras croisés derrière le dos, il commença :
"Cela fait plus de 600 ans que j'ai un droit sur toi, Jane. Du jour où, j'ai décidé de te laisser la vie sauve dans ton village, cette année là en 1348. Tu ne peux rien y changer. C'est la loi de la Nature. Tu as survécu seulement parce que je l'ai bien voulu. Les règles non pas changées même si tu as tenté de les inverser et je suppose que tu souhaites toujours me transformer en ton gentil vampire Aydann Crosswood, n'est-ce-pas ? Ainsi je pourrais être à ta merci encore une fois. C'est bien ce que tu souhaites, Sorcière ? Que je sois à ta merci, que je soupire ton nom comme un bon petit chien. Mais je ne suis pas un chien, Jane. Le sang qui coule dans mes veines mérite ton respect. Et je ne souhaite pas être un autre que ce que j'ai été. J'ai bien des fois commis des erreurs, laissé aller ma nature, mais qui, à ma place, aurait fait autrement ? Je les met au défi de venir me donner des leçons surtout quand je vois ce que les hommes ont fait de leur propre race. Au moins, j'ai eu l'excuse, brève fut-elle, d'être un vrai monstre."
Je sursautais sous l'étrange sagesse dont il faisait preuve mais je n'arrivais pas à occulter qu'il me faisait comprendre avant tout combien il avait abhorré être Aydann Crosswood, mon amant.
La mine renfrognée, je décidais de lui demander clairement si cela avait été le cas.
"Tu as donc détesté être Aydann, Vampire ? N'est-ce-pas ?"
Il eut un long silence dans lequel il baissa la tête.
"Oui. J'ai détesté être Aydann Crosswood, Sorcière et tu le sais bien."
Je prenais cette réponse en plein cœur n'accordant aucune importance à sa haute stature étrangement courbée, comme si il n'arrivait plus à se tenir debout sous l'effet d'une profonde et brusque lassitude.
Je me redressais fièrement, décidée à cacher le mal qu'il venait de me faire et je lui tournais le dos à mon tour .
"Et bien, explique-moi. Qui as-tu été, Vampire, je t'écoute." lui demandais-je d'un ton sec et volontairement détaché.
Il sembla vouloir me faire de nouveau face.
"J'ai été un haut dignitaire d'Egypte et en ce temps, mon nom était respecté et craint. Respecté par mon peuple et craint par mes ennemis. Je m'appelle Ânkhtyfy, Sorcière. Un nom prédestiné en quelque sorte." Il eut un petit rire "Celui qui vivra. C'est ce nom que je porte depuis quatre millénaires et que ta hargne a mon encontre m'a fait oublié. Jusqu'à Aujourd'hui."
Il eut un petit silence avant de poursuivre :
"J'ai toujours été fier de ce patronyme car j'ai été à cette époque un bon nomarque pour mon pharaon, un bon mari et un bon père aussi, jusqu'à ce que l'on fasse de moi ce que je suis. J'ai été semblable au vampire qui m'a crée : intransigeant, violent, sans pitié : à l'image de mon temps en quelque sorte. Puis j'ai affronté les époques les unes après les autres pour réaliser que le monde était bien identique à chaque fois inexorablement soumis à ces innombrables fléaux : aux famines, aux maladies, à la vieillesse, aux accidents et à ses propres guerres. J'ai juste été un fléau de plus. Devrais-je en être blâmé pour cela ? Fait-on un procès à la providence à chaque fois qu'un animal tue un autre pour se nourrir ? Qu'une femme meurt de vieillesse ? Qu'un enfant meurt de maladie ou de famine ? Que l'homme a décidé de s’entretuer dans de stupides guerres au lieu de choisir de vivre en paix ? Non. Il n'y a pas de procès pour cela, juste de la souffrance pour ceux qui restent, et aucun coupable."
Ces propos défaitistes me faisaient froid dans le dos.
J'avais dû mal à être compatissante à son égard, certaine qu'il avait toujours eu le choix de ne pas choisir le chemin de la violence.
"Tu m'as l'air bien résigné, Vampire. A t'entendre, l'éternité semble être un calvaire pour toi. Ne t'ais-je pas offert de retrouver un goût à ta vie en lui offrant justement un peu de sens ?"
Il bondit sur moi.
"Tu m'as offert l'esclavage en enfermant mes sens et ma vraie nature ! C'est tout ce que tu as fait, Sorcière ! Tu m'as fait renoncé à être moi-même, la pire de toutes les souffrances."
Je lui faisais face.
"Je t'ai redonné la possibilité de redevenir l'ancien humain que tu étais : d'avoir une femme, un enfant, de connaître l'amour et de combler ta solitude. C'est cela que tu appelles Esclavage !"
Il était furieux.
"Tu as fait de moi un humain parmi tant d'autres, rien de plus ! Et qu'est-ce que cela veut dire ? Avoir de la considération pour son prochain ? Une belle maison, un bon travail, une belle femme et de beaux enfants ? Partir et rentrer sans n'avoir rien à dire, sans être personne ? C'est cela que tu veux de moi ! Etre un fantôme sans passé !"
Je lui faisais face :
"Et alors ! Mieux vaut cela que continuer à être un monstre ! Non ?"
Mes propos claquèrent sur lui comme une gifle en plein visage. Il recula sous mon invisible soufflet, puis planta ses yeux ardents sur moi. Je ressentais la violence de sa nature comme un étau qui m'enserrait fermement.
Il sembla pourtant garder son calme car il continua :
"A mon époque, nous ne nous préoccupions pas des mêmes choses qu'aujourd'hui. Conquérir des terres était notre seule préoccupation, prouver notre valeur au combat, être victorieux, lutter chaque jour pour garder nos terres et faire survivre notre peuple. Rien ne comptait à part cela.
Si tu m'ôtes ma personnalité, tu m'enlèves le droit d'être moi-même. Comment aurais-je la force de lutter si je ne sais pas qui j'ai été ? J'ai connu la rage de vaincre et de mourir pour ceux que j'aime. J'ai tué au nom de ma terre, de mon Pharaon, au nom de mon peuple, pour ma femme et pour mes enfants autrefois. Pourquoi devrais-je oublier tout cela !
Aujourd'hui, j'ai encore cette rage en moi, ce désir de me surpasser, de tout conquérir le monde pour ceux que j'aime, de leur assurer une survie dans un monde toujours aussi impitoyable.
Lorsque j'ai été transformé en vampire, j'ai connu la soif de l'immortalité comme tout ceux qui sont passés par là : l'ivresse d'être intouchable, d'être semblable à Dieu, d'être mon propre maître. Je me sentais vivre. C'est un sentiment que tout ceux qui ont désiré le pouvoir ont eu en eux, le mien à durer plus longtemps c'est tout. Je ne suis pas plus différent qu'un autre, sauf que j'ai eu pour moi l'éternité. Je n'ai pas envie de perdre tout cela, mon passé définit ce que je suis, et l'homme que je veux être demain..."
Voulait-il dire que le choix de continuer à être un vampire lui appartenait et que je n'avais pas mon mot à dire ?
Mon silence était long malgré moi, il en fut comme froissé.
"Tu ne réponds pas, bien sûr, Sorcière. Admettre que tu as fais une erreur et bien trop demandé pour toi. Tu n'accepteras jamais de me laisser être mon propre maître, n'est-ce-pas ! Mais réfléchis, vas-tu faire la chasse à tous les dictateurs du monde, aux criminels qui tuent chaque jour bien plus que moi, à la guerre, et à Dieu lui-même !"
J'avais la mine renfrognée.
"Il ne s'agit pas de cela, et tu sais très bien ce que je veux dire..."
"Il s'agit de quoi, alors ?"
Le fait que je reste silencieuse, lui fit perdre son sang-froid.
"Je me demande pourquoi je perd mon temps avec toi."
Il sembla gagné par la colère.
"Viens ici, j'ai soif."
Aussitôt ces mots dits, je me sentis glissée jusqu'à lui, comme saisie par une corde invisible qui avait saisie à la taille et me ramenait inexorablement vers lui. La violence qu'il usa pour m'attirer contre lui me paralysa d'effroi : Je venais de comprendre que j'avais toujours été à sa merci, il avait juste choisi de ne pas utiliser sa force : pourquoi ?
Je touchais malgré moi les potions qui se trouvaient dans ma poche. Je n'aurais peut-être pas un autre moment pour m'en servir. C'était lui ou moi.
Il me ramena à lui sans ménagement m'écrasant contre son torse de pierre puis me força à le regarder.
Sa beauté était saisissante, il avait retrouvé sa jeunesse et le visage que je lui connaissais, et que j'aimais par dessus tout.
Mon cœur se mit à battre à la chamade, le désir picotait mon corps de part en part. Et il le savait.
"Si seulement tu n'étais pas si entêtée, Jane Steward" murmura-t'il doucement avant de me saisir le bras et de planter ses dents, à ma grande surprise, dans mon poignet.
Je restais pantelante sous sa succion qu'il fit durer pour augmenter son plaisir et rejoindre le mien. Je tressaillais.
"Voilà. Ma douce Princesse. Voilà qui est fait." dit-il en s'essuyant la bouche d'un revers de main. Nous pouvons fêter maintenant notre sixième jour, ensemble."
Il plongea son regard dans le mien. Je ne bougeais toujours pas.
"Si tu décides d'être à moi, de ton plein gré, Jane, c'est maintenant."
Je sursautais.
"Quoi ?"
Il caressa ma joue doucement.
"Oui, ma Princesse. Si tu m'aimes, c'est maintenant à toi de le prouver. Ne suis-je pas censé être l'homme de ta vie ?"
J'étais étonnée par son culot. Osait-il retourné la situation à son profit ?
"Si je t'aime ?" bégayais-je maladroitement.
"Oui, si tu m'aimes c'est maintenant que tu dois le montrer."
"Te montrer quoi ? Mon entière soumission ? C'est cela que tu attends de moi !"
"Ta soumission ou ton amour inconditionnel, Oui, c'est cela que j'attend de toi, Jane. Une preuve d'amour pour moi."
J'étais soudain nerveuse. Il me prenait en dépourvu. Je n'arrivais plus à parler.
"C'est si difficile que cela, Jane. Remet-en à moi. Plonge. Qu'est-ce qui pourrait t'arriver ? N'est-ce pas ce que tu as toujours voulu ? Tu sais que tu ne peux m'échapper cette fois. Ta résistance a été mis à mal. Choisis."
Je me mordis soudainement les lèvres comme si je m'empêchais de parler puis je fermais les yeux. J'avais l'impression de revivre cette scène à l'infini et d'entendre ma propre voix. "Je voudrai bien te dire que tu as réussi, Jane, mais ce n'est pas le cas, tu as tout perdu."
La voix de ma destinée qui me rappelait à l'ordre. Dans à peine un jour, je saurais si ma lettre avait pu mettre en sécurité mon fils et si j'avais pu le sauver. Mais tout le reste restait flou. Que pouvais-je bien faire pour gagner la partie ? me demandais-je à moi-même. Mais qu'est-ce que "gagner" voulait dire ?
Je caressai la potion de changement dans ma main : est-ce que gagner voulait dire le rendre comme je le voulais ? Mon ventre se serrait comme pour me dire qu'au contraire je ne ferai que le perdre en m'obstinant dans ce choix.
Si j'utilisais une potion d'endormissement sur lui, je pourrais me libérer et fuir son étreinte pour me mettre à l'abri et attendre le septième jour. A minuit, je serai libre de lui, et il n'aurait plus aucune emprise sur moi. Pourquoi cette solution ne paraissait-elle pas plus convenir ?
Il me serra contre lui tandis que je me torturais l'esprit à trouver une réponse et m'embrassa.
Je lui jetai un regard étonné, il baissa juste la tête.
"Alors, Jane ?" continuait-il.
Je fermais les yeux pour ressentir encore la pression de ses lèvres sur les miennes et l'avalanche de sentiments que cela procurait en moi : je l'aimais, je l'avais toujours aimé.
"Alors. Fais-ce que tu veux, dis-je soudain."
Il en fut si surpris qu'il recula en arrière.
"Quoi ?"
"Tu as bien entendu."
Je repoussais mes cheveux blancs de l'autre côté de mon cou, lui offrant cette fois ma gorge endolorie.
"Fais-ce que tu veux de moi : Une servante, une succube, ta Reine. Choisis pour moi."
Son visage se décomposait puis prit l'expression d'une intense sollicitude.
"Tu ne peux pas me demander cela."
"Et bien, tu as tort, je te le demande. Choisis à ma place. Que veux-tu de moi ?"
Il me considérait d'un regard ardent, je ressentais en moi la violence de sa nature reprendre le dessus et il faisait de gros effort pour ne pas sauter sur moi comme un animal. Jamais la soif n'avait paru si compliquée à gérer pour lui. Je m'apercevais que la difficulté de lui résister était la même pour lui car à cet instant, il luttait contre lui-même. Peut-être étais-ce pour cela qu'il avait choisi de me mordre au bras plutôt qu'à la jugulaire.
"Alors ?" osais-je à mon tour le bravant.
Sa réaction ne fut pas longue à venir, il fonça sur moi, mû par son instinct primaire. Mais au moment où il voulut sucer mon sang et me saisir à la gorge, il me redressa tout contre lui, sur mes jambes encore toutes tremblantes.
"Alors, tu es libre, Sorcière. Je ne veux rien de toi." me dit-il tout contre moi la voix rauque et basse.
Malgré la douleur que dire ces mots lui procura, il se recula comme pour garder ses distances.
"Pars, Jane. Va rejoindre ton fils."
"Et c'est tout ?" J'étais surprise.
"A quoi t'attendais-tu donc ?" me dit-il simplement en haussant les épaules.
Je le regardais, incapable de le croire.
"Je ne pensais pas que ce serait aussi simple. Que disais-tu à propos du droit que tu avais sur moi depuis 600 ans ?"
"Tu es libre, Jane. je viens de te le dire".
Sa voix claquait comme un fouet.
"Mais ne joue pas trop longtemps avec moi."
Ses yeux s'assombrirent dangereusement comme si il voulait me montrer qu'il ne serait pas longtemps magnanime.
"Va-t'en" criait-il soudain "Ta présence m'est insupportable, je ne tiendrais pas longtemps. Alors sors d'ici avant qu'il ne soit trop tard !"
Je me méprenais sur ses mots. Les larmes me montèrent aux yeux et je me détournais blessée m'écartant de lui comme une marionnette.
Je le perdais. Voilà tout ce que j'étais entrain de me dire. Voilà tout ce qu'il voulait pour rester un vampire. Il avait fait son choix et je devais suivre mon nouveau destin. Enfin, la sorcière Emma-Jane était libre,libre de l'emprise du démon qu'il était.
Pourtant, je ne me sentais ni soulagée, ni heureuse. J'avais encore un énorme poids sur la poitrine.
"Va-t'en" continuait-il. "Avant que je ne change d'avis..."
Je n'osais plus le regarder. Je fonçais à l'arrière de la chambre, pour trouver la porte de sortie, anéantie.
Je me demandais encore ce qui c'était passé : pourquoi il m'avait laissé partir sans faire de moi une de ses victimes. Avait-il changé ?
Le cœur lourd, je grimpais les escaliers, sans me retourner. Mon fils. Je devais voir si il était en vie et rien n'importait plus maintenant.
Je sortais. Il faisait heureusement nuit. Mes yeux s'habituèrent doucement à la clarté de la lune.
La maison semblait calme.
Personne à l'intérieur. Pas d'Emma. Je montais les marches deux à deux jusqu'à la chambre.
Le petit lit était vide. Pas de bébé.
Je fonçais vers le bureau. Je devais absolument trouver mon calepin et trouver les numéros de téléphone de mes collègues.
Voilà. Mac Thorpe. C'est lui que j'avais choisi.
Je composais le numéro, trois fois, tant j'étais anxieuse.
La sonnerie du téléphone me paraissait durer une éternité, enfin... Quelqu'un répondait.
"Jane ? C'est toi ? Tu as vu l'heure qu'il est..."
Je n'avais même pas fait attention à l'heure. Il était plus d'une heure du matin.
"J'ai fait un cauchemar, Mac, dis-moi que tout va bien..."
Il sembla rire.
"Jane tu étais censé oublier un peu ta vie de jeune maman, préparer ton appareil photo et tes valises ?"
J'étais tellement surprise par sa phrase que je le laissais continuer.
"Ne t'inquiète pas, Javiera s'occupe d'Aydann comme son propre enfant. Elle vient juste de lui donner son biberon. Il ne manque de rien, fais nous confiance."
Il y eut un nouveau silence, j'avais appelé mon fils Aydann.
"Retourne te coucher, Jane. Arrête de t'en faire. Pense plutôt à tes vacances et à ton avion, demain. Tu dois te lever tôt pour ne pas rater le départ..."
J'étais interloquée. Le départ. Quel départ ?
Mac se mit à rire.
"Jane ! Tu as plus que fait un cauchemar, dis-moi. Tu as reçu un coup de massue sur la tête ! Tu as un avion à prendre à 5 h du matin tout à l'heure pour l'Egypte. Tu y vas pour une semaine. Tu as déjà oublié ?"
Je sursautais. L'Egypte ?
"Non, Mac je n'ai pas oublié. Je te l'ai dit, j'ai fait un méchant cauchemar. Mais je suis rassurée maintenant. Désolée de vous avoir dérangés tous les deux. Encore merci pour tout. Merci pour le bébé. Je vous donnerais des nouvelles quand je serais arrivé. Embrasse Javiera de ma part."
"Je le ferais, Jane, merci à toi. C'est un grand bonheur de garder ton fils. Amuse-toi surtout et repose toi."
Il marqua une pause avant de continuer :
"J'ai pas envie d'être rabat-joie, Jane mais n'oublies pas la conférence quand tu rentreras. Je sais que tu n'aimes pas du tout te mettre en avant mais là, c'est indispensable. Ok ?"
"Bien sûr, Mac. Ne t'inquiète pas, je ferais un effort" mentis-je en lui faisant croire que je comprenais ce qu'il venait de me dire. "Je serais rentrée à temps."
Cela devait suffire à Mac car après un "bon séjour" et un nouveau "Amuse-toi bien", il raccrocha.
Le silence de la maison était terrifiant. A chaque seconde, je m'attendais à vois surgir Emma mais elle avait bel et bien disparue.
Je fouillais dans les tiroirs de mon bureau en quête d'informations. Comme je l'avais supposé, je trouvais une grosse enveloppe cachetée qui m'avait été adressée par le laboratoire scientifique. Personne n'y avait touché. Comme je me souvenais pas de m'avoir envoyé ce courrier, je présumais que mon autre moi l'avait envoyée à ma place.
Je l'ouvrais tout en m'installant sur le fauteuil de mon bureau.
J'y trouvais un billet d'avion pour l’Égypte, pour rejoindre l'Aéroport de Luxor. Une carte pliée sur laquelle deux noms étaient entourés : la ville où je me rendais et à 35 kilomètres environ au sud, à l'est des rives du Nil, El-Moa'alla, et un prospectus sur une conférence sur des nouveaux moyens de subsistances où mon nom figurait avec celui de mon collègue.
Une lettre y était jointe, je me mettais à la lire.
"Les voix du destin sont imprévisibles et toujours muables. C'est pourquoi, tu n'as pas de temps à perdre. A cinq heures du matin, heure locale, un avion décollera pour Luxor. Prend-le, et au nom du ciel, ne le râte pas. J'ai déjà réservée une chambre au Palace Hôtel pour toi, ainsi qu'une voiture. Tu dois absolument te rendre au plus vite au tombeau de Mo'alla, c'est là qu'Ânkhtyfy se trouve et a choisi de se donner la mort. Avant retourne sur l'île d'Aydann, tu y trouveras une surprise. Tu comprendras."
Je sursautais. C'était impossible, comme Aydann pouvait-il vouloir mettre fin à ses jours ?
Tremblante, je pliais le courrier.
Il était toujours en bas dans la cave, pourquoi serait-il parti ?
Le coeur battant, je dévalais les escaliers, puis traversait la cuisine en courant vers le jardin puis la petite cabane qui donnait accès à la cave.
Le cœur serré, je m'apercevais que la pièce était vide. Aydann avait bel et bien disparu. Mais pourquoi serait-il allé au tombeau de Mo'alla, et en Egypte, je ne comprenais pas.
Je remontais à la maison, tremblante et un peu perdue. L'idée de faire rapidement mes bagages me traversa l'esprit comme pour me forcer à me concentrer sur quelque chose de précis à faire.
Je tirais le tiroir de ma commode, y sortait tout ce que je pouvais sans vraiment réfléchir, de quoi remplir une valise puis je rassemblais mon sac à dos, un sac de couchage et triait mon sac à main.
La lettre parlait de l'île. Quelle heure était-il presque deux heures du matin déjà ! Je ne perdais pas de temps, je sortais rejoignant la plage à toute allure.
Mon bateau était sagement accosté dans la baie. Dix minutes me suffirait pour y aller. Je tirais la voile, enlevait l'amarre et bravait la nuit pour lancer mon embarcation en direction de notre île. Peut-être qu'Aydann si trouvait encore ? Si seulement.
Le coeur battant, j'arrivais sur l'île. Je débarquais rapidement et me dirigeais vers le souterrain. A l'entrée, je fus surprise de trouver un arbre étrange que je n'avais jamais vu là avant, j'y trouvais suspendu à une branche un fruit rougeoyant et scintillant que je cueillais.
Quel étrange fruit. En le touchant j'avais l'impression qu'une coque souple renfermait un liquide tiéde. Pour en avoir le cœur net, je le portais à ma bouche sans hésiter.
Je fus surprise par le goût du sang synthétique qui envahit ma bouche puis par le fruité intense de ce cocktail de vitamines qui m'explosa les papilles.
Malgré moi, j'eus un haut-le-cœur à cause de ce goût de sang âcre et neutre dont forcément je n'étais pas friande. Mais la puissance du cocktail contenu dans ce fruit sembla me revigorer soudainement et apporter à mon corps anémié un complément inattendu et bienfaiteur.
Je me sentais moins fatiguée, nourri. Je touchais mes cheveux malgré moi en découvrant qu'ils avaient repris leur couleur rouge d'avant grâce à ce plein de vitamines ! Est-ce là la surprise dont je parlais dans ma lettre ? Oui. J'avais inventée le fruit qui ferait qu'un vampire n'aurait plus à se nourir illégalement ! C'était une vraie révolution ! C'était là certainement, l'objet de ma future conférence sur les nouveaux moyens de subsistance dont m'avait parlé Mac. Je comprenais maintenant son anxiété que je n'y sois pas présente.
Je descendais l'échelle, si seulement Aydann était là. je pourrais le lui dire. Mais la grotte était désespérément vide. Même le portrait de moi avait disparu.
Le décor égyptien prit alors tout son sens. Mais oui ! Aydann ne pouvait s'être enfui qu'en Egypte, là ou il était né et où il avait vécu.
J'avais dû déjà mener les recherches qui s'imposaient : d'où, Mo'Alla. Aydann était parti là-bas, sur sa propre tombe.
Tout me semblait clair maintenant. Un frisson de terreur me parcourut tout entière.
Je voguais rapidement pour rentrer à la maison. C'était une course contre la montre qui commençait et j'en avais pleinement conscience.
J'arrivais enfin à la maison, transie.
Il était près de trois heures du matin maintenant.
J'avais juste le temps de prendre une douche chaude, de me changer avant de partir et de rassembler quelques dernières affaires.
Le mieux était d'être vite à l'aéroport pour ne pas manquer l'avion. J'aurai tout le temps de faire des recherches confortablement installée dans le hall d'attente en emportant mon portable avec moi.
L'Egypte !
Mon cœur se mit à battre à la chamade en repensant à ce qu'Aydann avait décidé. De nouveau, la voix du destin semblait me narguer : Serais-je capable de prendre les bonnes décisions ?
Je n'en avais aucune certitude.
Mais qui en avait ?
A SUIVRE
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